Comment dire l'indicible?
Guillaume Fox est un écrivain un peu fantasque, vaguement dilettante, il commence un roman pour dire un chagrin, une absence, une douleur extrême. Pour s'en délivrer. Il se perd en route, et reste sans voix devant une statue du Jardin des Plantes, «Le dénicheur d'oursons» : elle représente le combat à mort d'une ourse et du chasseur qui vient de tuer son petit.
Guillaume a égaré son manuscrit, la peau de l'ourse est hors de portée, quelqu'un a disparu, et il n'y a plus personne pour le dire.
Le texte enfin retrouvé n'a pas assez de mots, il n'a pas la force de l'aveu. Il dit à la première personne une histoire prometteuse, des vacances en famille dans une île inventée où tout devrait bien finir et qui ne finit pas. Il bute sur une indicible : cette disparition au bout du vide de la page blanche.
Guillaume s'y remet, mais l'écriture ne peut pas tout. Ses efforts conduisent à des impasses. Il lui faut tout effacer, sortir de là à reculons. Se terrer et se taire. Même la statue a pris la fuite.
L'échec de l'entreprise littéraire de Guillaume Fox sous la plume de Jean-Baptiste Harang devient la réussite d'un texte tragi-comique, poétique, cocasse et empathique. L'impuissance à écrire l'indicible est lourde comme un roman qu'on aurait sur le bout de la langue.
"La vie est une porte qu'on nous claque lentement au nez, et lorsque l'ouverture se réduit à une fine fente de lumière, nous tâchons de nosu souvenir de ce merveilleux paysage qu'elle nous offrait jadis, grand ouvert, le panorama d'un avenir sans fin. Cet avenir meurt ce jour même où je me souviens."Le narrateur reçoit une lettre anonyme qui, curieusement, lui raconte sa propre enfance : la colonie de vacances, l'abbé T. et le coussin de ses genoux, les marches forcées, le Jura, ces amitiés qu'on prenait pour de l'amour, Agathe. Non, pas Agathe.On ne répond pas à une lettre anonyme.Sinon par un roman.
« Mon père n'a connu que des hommes qui n'étaient pas son père, on lui en trouva un, de père, lorsqu'il avait dix ou douze ans, on changea son nom, et même son prénom pour le défaire de son passé, il s'appelait Raymond Quisserne et devint tout à trac Roger Harang, il nous a donné ce nom d'emprunt sans nous dire jamais qu'il n'était pas le sien. »
Jean-Baptiste Harang
Dans la maison de ses grands-parents paternels, à Dun-le-Palestel, dans la Creuse, tombant par hasard sur le livret militaire de son grand-père, Jean-Baptiste Harang apprend la véritable identité de son père, alors décédé. Cette découverte tardive, qui met en cause son propre nom et lui laisse entrevoir une généalogie inconnue, bouleverse aussi le regard de l'auteur sur l'homme, qui, jusque dans la mort, choisit de dissimuler à ses enfants le mystère de sa naissance.
De la maison qui recela si longtemps le secret de l'identité paternelle, Jean-Baptiste Harang dessine l'architecture intime, de pièce en pièce, pour tenter de cerner l'énigme familiale. De la chambre du cousin Arthur à celle des grands-parents, de la cuisine au grenier, de la « gare » (le grand-père était « correspondant SNCF ») à l'escalier, il exhume les souvenirs au long du siècle, jusqu'à retrouver sa propre enfance ; redonnant vie aux êtres qui tour à tour peuplèrent la maison de Dun, il traque dans ces lieux familiers les pans d'ombre, en quête d'une histoire clandestine. Dans la chambre de la Stella, une gravure coquine est depuis toujours accrochée au mur au-dessus du lit. Elle s'intitule « La visite du docteur »...
Pélerinage de la mémoire, archéologie d'un mensonge et roman-vrai des origines, le dernier livre de Jean-Baptiste Harang émeut autant qu'il impressionne par la concision et la force de son style.
« En Mai, je faisais ce que je pouvais. J'avais dix-neuf ans, un bon poste d'observation, étudiant à Nanterre. J'étais curieux, timide et politiquement oblique?: depuis quelque temps j'étais bénéficiaire du statut d'objecteur de conscience et tout entier requis par un amour nouveau, des études de lettres et de cinéma, et la conviction confortable que seule la non-violence valait qu'on se batte. Si bien que, malgré la fascination que j'éprouvais pour le désordre, je pris bien tard le train révolutionnaire en simple figurant, peu de barricades, quelques manifs, un peu de Sorbonne et d'Odéon, et le convoyage de tracts à Flins et ailleurs puisque, faute d'engagement politique vindicatif, je disposais d'une automobile que je mis courageusement à la disposition d'activistes plus convaincus, tant que le réservoir de la 4?CV le permit. J'écoutais Europe 1 jusqu'à pas d'heure pour y entendre des récits qui me font aujourd'hui une mémoire. Trente ans plus tard, on me proposa d'écrire dans Libération une chronique au jour le jour sur Mai, je me souvenais que je n'y étais pas pour grand-chose... »
Dans la nuit du 13 au 14 novembre 1983, entre Agen et Montauban, au lieu-dit Fourrier Six-Basses, un homme est mort. On l'a jeté vivant d'un train en pleine vitesse, le 343 qui relie Bordeaux à Vintimille. Cette nuit-là Rachid Abdou, un jeune Algérien, se rend à Marseille après trois jours de vacances, il rentre à Oran. Trois jeunes gens, en route pour Aubagne où il vont s'engager dans la Légion Etrangère, l'agressent sauvagement, le poignardent et le jettent par la portière. Crime raciste ? Violence gratuite ? Ivrognerie incontrôlée ?
Des faits à la Cour d'Assises, Jean-Baptise Harang dit les dernières heures de la victime, le passé des assassins, tout ce que l'on a su avant de juger, et les questions restées sans réponse :
Pourquoi ? Pourquoi trois jeunes gens qui ne se connaissent pas ont-ils lynché un inconnu de leur âge ? Pourquoi personne dans ce train bondé n'est intervenu ? Pourquoi Rachid Abdou est-il mort ?
Trois personnages: Georges Dun presque centenaire, son fils Etienne soixante-sept ans et Odette soixante-dix ans, qui a été l'amante du fils et plus tard celle du père. Etienne : retraité quoiqu'il n'ait rien fait dans sa vie, dit-il, sinon des articles que d'autres signaient. A traduit les paroles de deux chansons ineptes qui connurent un succès colossal, avant de partir en Amérique où il gagna sa vie en récitant des poèmes... Entre-temps Odette est devenue la maîtresse de son père. Aujourd'hui, après plus de trente ans qu'il n'a vu celui-ci, il n'imagine pas que l'on puisse regarder comme son enfant un homme de son âge. Il a renâclé, sa vie durant, au travail. Il renâcle à l'amour, s'y soustrait. Cultive le dégoût de soi. Aller au bordel ou prendre l'avion ? Deux choses qu'il n'a jamais faites de sa vie... Odette : peintre disciple d'André Lhote (elle est née en 1920), elle représente la vie entre ce père et ce fils qui ont été ses amants successifs. C'est elle qui enterre Etienne, mort dans un accident aérien au cours de son seul voyage. La vie, elle n'y pense pas de trop. Georges : centenaire donc, flux d'une mémoire où s'entrecroisent les souvenirs dans un espace qui n'a plus de "point de vue" : Etienne ne serait pas son fils mais celui d'une certaine Odette...
Guillaume Fox a quarante six ans. Peu à peu, on comprend qu'il est interné. Il s'évade, aime Théodore, une belle lectrice de Verlaine, mais il doute de lui et de tout, de sa main surtout : la main de l'étrangleur. Du charme, du souffle et une grande qualité littéraire.
Dans le journal parisien où il travaille, Jacques-Olivier Kern, dit Jok, est l'homme des nécrologies. Non seulement il rédige ces oraisons froides avec une habileté qui n'est jamais légère, mais ils pressent certains décès à venir ! Habitué des ombres, Jok quitte brusquement le journal, laissant en plan ses 300 nécrologies secrètes, un monde de corruption et de folie, Simplon le rédacteur en chef perpétuellement démissionnaire, Marjolaine l'archiviste, et Shenaz Delaunay, directrice générale fantomatique, fille du propriétaire, polyglotte sensuelle de 26 ans. Car c'est la vie, soudain, qui quitte Jok : Clara la femme aimée, a pris sans raison ses cliques et ses claques, emportant leur fils Elfège dans ses valises. Il décide alors de ne plus vivre, simplement ; de contempler le vide. Il finit même par sceller ses pieds dans deux bottes de béton, pour connaître la pesanteur... Un gros chagrin, c'est la chronique de ces jours qui pourraient être désespérés et qui ne le sont pas, parce que le monde vacille et que tout peut renaître. Mais il faut en payer le prix.
Corentin Fléchu a 56 ans. Il mène une double vie entre Bordeaux où il est sculpteur, et Paris où il signe Corentin Fontaine les critiques d'art qu'il donne à un grand quotidien. Veuf et père d'un fils de trente ans, il aime, depuis plus de seize ans, Théodore Glassmann, sa meilleure amie, dont il n'a jamais été l'amant, qui a les plus belles jambes de Paris, une terrible cicatrice au front qu'elle cache sous une mèche et qui exerce la profession d'artiste plasticienne. C'est en regardant le journal télévisé que Corentin apprend un jour que Théodore a été prise en otage ainsi que quatre Islandais par des rebelles du Front de libération du Tamalu, " république oubliée qui n'a de république que le nom ", située quelque part en Afrique australe. Bouleversé, Corentin va entreprendre des démarches multiples auprès de diplomates et de journalistes pour tenter de faire libérer Théodore. Ce roman est construit comme un journal de bord qui relate d'une part l'étrange relation qui s'est forgée entre Corentin et Théodore depuis leur première rencontre, et d'autre part les efforts méritoires entrepris par Corentin pour retrouver un jour Théodore, la femme de sa vie. Au point médian du livre se situe une scène d'une violence rare. C'est le récit d'un viol subi par une jeune fille dans sa chambre d'étudiante et qui l'a brisée à jamais en lui laissant un goût de mort et, au front, une cicatrice. On ne sait rien de l'identité de cette jeune fille mais le lecteur évidemment la reconnaît...